Du Champsaur aux amériques : récit d’un émigrant.

DU CHAMPSAUR AUX AMERIQUES

                                      RECIT  D’UN EMIGRANT : HONORE FAURE (1901)

§ Article écrit par Robert Faure ( 28 juillet 2010 )

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Il y a plus d’un siècle, plus de 5000 Champsaurins quittaient leurs pauvres terres pour tenter l’aventure aux Amériques.

La plupart ont eu bien trop d’angoisses et de soucis pour prendre le temps de raconter leur émigration. Mon oncle Honoré est l’exception.

C’est d’autant plus émouvant, en relisant ses écrits (sur un cahier d’écolier d’une cinquantaine  de pages)  qu’il le fait avec ses pauvres mots de paysan.

Il résume les raisons qui ont poussé au départ la plupart des émigrants : une famille nombreuse, un pays rude et surpeuplé, des terres pauvres, peu d’avenir sur place.
Son récit est  touchant dans sa naïveté face aux découvertes, mais très précis quant au déroulement de sa préparation, de sa traversée, de son contact avec l’inconnu,  de ses premiers pas chez les Californiens.
Il confesse tous ses émois du départ, les hésitations, la crainte de l’avenir bouché s’il reste au pays, les encouragements de ceux qui ont réussi et qui sont revenus, la décision enfin prise lors de la foire de Saint Bonnet, la grande peine de quitter petites amies et parents qu’on ne reverra pas, l’aide du père qui « donne la monnaie pour le passage », la rencontre à Gap de 10 autres Champsaurins qui partent eux aussi, les petits détails de son aventure, la montée dans le train, la découverte émerveillée du chemin de fer, des villes et des paysages traversés, de Paris, de la mer, du bateau « Le Champagne » au Havre, et enfin de New York, (arrivée le 27 octobre 1901 à 4 heures du soir) , d’Ellis Island et enfin des Etats Unis, le pays de la survie, une survie qui, au départ, apportera d’abord  beaucoup d’incertitudes, des larmes, de l’humiliation, et même parfois des regrets.
 

Voici les principaux passages de son récit:

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LE CARNET DE BORD DE  L’ONCLE HONORE FAURE :

Il y avait en 1895 au Freyne, commune de Saint Jean Saint Nicolas, Hautes Alpes, une famille de 9 enfants, le père Faure Honoré et la mère Félicie Faure, fermier de père en fils depuis 60 ans.
La propriété était mal située pour travailler, avec beaucoup de parcelles accidentées. Des terres  très dures à labourer, beaucoup d’endroits   pleins de pierres, le chiendent y poussait en abondance. D’autres étaient marécageux.
La maison : un ancien château mal bâti. Pour mettre le foin au grenier, il fallait tout le relever avec la fourche. La paille et le regain, il fallait tout monter sur le dos. C’était même dur pour soigner les animaux: la neige y tombait en abondance et un froid rigoureux sévissait tout l’hiver. Les voisins étaient braves. On se fréquentait tous et on se rendait de grands services.
Pendant les grandes veillées d’hiver, les jeunes filles et les garçons se réunissaient pour chanter tous en choeur les vieilles chansons d’amour ou les chansons patriotiques de Napoléon. C’était le bon temps. Les bons vieux racontaient des histoires de la guerre de Crimée. Victor Ubrun y avait été blessé par un éclat d’obus sur le cou. D’autres parlaient de la guerre de 1870, des Allemands, puis de leurs animaux, de leurs petits commerces, ensuite de leur famille.
Plusieurs avaient un ou plusieurs membres de leur parenté en Amérique, en Californie. Ils recevaient assez souvent des nouvelles de là bas. Les uns faisaient les bergers, d’autres les boulangers, les laitiers, les fermiers …et bien peu les rentiers. De temps en temps ils envoyaient un peu d’argent aux parents, ce qui leur faisait mille plaisirs.

Au retour de son service militaire, tous les jours, Honoré (22 ans) réfléchissait en se disant : c’est le moment de penser à l’avenir, de me faire une situation. Il avait bien sa bonne amie qui avait un peu d’argent, mais tout cela ne promettait pas grand espoir. Tout en causant avec son frère Pierre, il voyait bien que lui préférait rester à la maison.
Huit jours s’écoulèrent ainsi.

 
Le père Faure voyait, lui aussi, qu’il n’y avait pas de grand avenir pour Honoré s’il restait à la maison. Un jour, en parlant, il lui dit : « Si tu veux aller en Amérique, je te donnerai le passage. Comme tu le sais, nous ne sommes pas riches, mais je ferai mon possible. Peut être , là bas, si tu as de la chance, tu pourras te faire une meilleure situation qu’ici. Tu es libre et assez jeune pour te faire un bon avenir ».
Honoré sembla hésiter. Il dit à son père : « Cela demande un peu de réflexion avant de vous répondre ».

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Les émois d’avant-départ

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C’était dur pour lui de se décider car il aimait beaucoup ses parents, ses amis et, le plus, sa bonne amie Julie des Roranches. Il savait bien que , s’il partait, il ne reverrait peut être jamais plus ni son père, ni sa mère. Il ne pourrait plus aller s’amuser le dimanche avec ses camarades. Et sa bonne amie ne voudra pas le suivre.
Quelques jours se passèrent.
Vint la foire du 29 septembre à Saint Bonnet, la foire de Saint Michel.
Honoré y alla. Il vit plusieurs camarades qui devaient partir pour l’Amérique vers le 8 octobre.
De retour chez lui, quand Honoré fut seul, les larmes lui vinrent aux yeux. Il se dit en lui même: « Il faut que je me décide »!
Après avoir pris son repas, il alla se coucher.
Ses parents remarquèrent qu’il n’était pas gai comme d’habitude.
Il ne dormit guère remâchant toute la nuit cette réflexion : « je pars ou je reste ?»
Le lendemain, il était décidé.
Il se leva courageux et dit à son père: « Puisque vous me donnez le passage, je partirai le 17 octobre avec le cousin Joseph Faure des Roranches et Constant Faure et plusieurs camarades.
« C’est bien », lui répondit son père.
Ce n’était pas le tout! Ses parents étaient inquiets de le voir partir si loin. Lui aussi de les quitter. Et la bonne amie! Pour lui annoncer, ce sera dur!
Le dimanche d’après, il se dirigea vers les Roranches pour voir son cousin et surtout la bonne amie… Elle savait déjà la nouvelle. Ils passèrent tous deux une partie de l’après midi ensemble. Tous deux versèrent des larmes. Ils se promirent de s’écrire et de s’unir un jour.

Le jour du départ arriva vite. Tous pleurèrent encore à chaudes larmes. Ce fut encore plus dur pour quitter son foyer. On aurait dit qu’il savait qu’il ne reverrait plus son père ni sa mère. Il pleura beaucoup le long de la route pour se rendre à Gap.

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Départ de Gap: « On verra bien! »

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 Sa soeur Hortense accompagna Honoré jusqu’à Gap. Là ils trouvèrent leur frère Fidèle et allèrent loger chez M. Espitallier qui tenait café-restaurant sur la route de Grenoble tout près de la gare.

M.Espitallier avait été 13 ans en Californie et avait fait de bonnes affaires. « Vous faites bien, leur dit-il, c’est un bon pays l’Amérique. Vous souffrirez, mais vous n’aurez jamais de regret. ».
Quand vint midi pour diner, ils étaient dix jeunes qui partaient là-bas.
Le père Escalle de Saint Bonnet dina avec eux. C’est lui qui les avait tous engagés comme représentant de la Compagnie Générale Transatlantique. Il leur donna tous les papiers nécessaires pour leur traversée.
Après avoir diné, le convoi d’Américains se dirigea vers la gare. Honoré n’avait jamais pris le train.
Ils partirent à midi. De Gap à Veynes, le train roulait lentement. Plusieurs d’entre eux disaient: « Je croyais qu’en train on allait plus vite! ». A Veynes, ils changèrent de train. En arrivant à La Croix Haute, ils trouvèrent drôle de se voir enfiler dans un tunnel pendant près de cinq minutes. En sortant, ils étaient au milieu de la montagne, avec, en bas, un ruisseau qu’on apercevait à peine. C’était effrayant de se mettre à la portière. De Veynes à Grenoble, il y a 22 tunnels et une douzaine de ponts. A Grenoble sous un grand hangar couvert de vitres, le train eut une heure d’arrêt puis partit, direction Lyon. Il faisait nuit. Pour se distraire, chacun racontait une histoire, parlait des bonnes amies, du regret d’avoir quitté les parents. « Quand nous aurons gagné de la monnaie, nous les ferons venir », disaient ils.
Après avoir changé de train à Lyon-Perrache, (c’est dit-on la plus grande gare du monde entier,) vers une heure, le train se mit en marche en direction de Paris. Et nos hommes, accroupis dormirent jusqu’à la pointe du jour.
Honoré se réveilla la premier. Un peu fatigués, ils se dirent entre eux: « Ce n’est pas notre bon lit rempli de feuilles de fayard! »

 

Ils entraient dans Paris, dans la gare de Lyon.

 

Tous nos hommes se préparaient à descendre.  Le premier n’avait pas encore mis le pied à terre qu’un homme leur dit: «  C’est vous les Alpins qui allez en Amérique? » – « Oui, monsieur » – « C’est moi qui dois vous conduire. Combien êtes vous? »- « Nous sommes dix » – « Suivez-moi ».
Deux grandes voitures couvertes les attendaient.
La plupart de nos Alpins étaient sourds, épatés, étourdis, sans se dire un mot.
Après avoir mangé près du bureau de la Compagnie Générale Transatlantique, nos Alpins sortirent mais ne firent pas grande promenade de peur de se perdre….A la gare Saint Lazare, chacun prit sa valise, monta dans le train qui partit aussitôt vers Le Havre.
…En mettant la tête à la portière, ils aperçurent un grand troupeau de vaches. Il y en avait près de 60.
C’était curieux pour nos Alpins de voir un si grand troupeau pâturer en cette saison là.

Les découvertes : après le train, le « Champagne »

Au Havre, quand ils eurent mis pied à terre, on les fit passer un par un pour être vaccinés contre la variole: petits comme grands, nègres comme blancs, tout y passa.
C’est là qu’ils commencèrent à examiner toutes les races qu’ils n’avaient jamais vues: les nègres avec leurs grandes lèvres et leurs cheveux frisés, les Chinois avec leurs grandes tresses qui leur pendaient dans le dos, les Japonais avec leurs petits yeux…
Après avoir été vaccinés, ils montèrent sur le bateau « Champagne ».
Ils furent conduits par un marin dans un escalier qui descendait à la salle des troisièmes : c’était sale, avec une odeur très forte de goudron : « Voici vos dix lits! »
Des mauvaises paillasses, une simple couverture, ce n’était pas gai pour passer 8 jours là.
Le Champagne partit lentement.
Tout à coup on entendit une clochette qui sonnait. C’était la soupe. Les hommes descendirent et trouvèrent leur table mise (ils avaient payé 5 francs chacun). La soupe leur fut servie dans des assiettes en fer blanc. Nos hommes s’en contentèrent.
Ils remontèrent sur le pont, et là, le premier mal de mer commença.
Le lendemain, la mer était encore plus mauvaise : tout le monde était malade.
Bruno dit en patois : »Si ayou soupu aco , restavou bian là ounterou! » « Si j’avais su ça, je serais bien resté là où j’étais! »

 

…8 jours et 8 nuits pénibles.

 
…Ils rentraient dans la baie de New York. Tout le monde était sur le pont. La nuit, une lumière éclairait la statue de la Liberté comme un grand phare.
Le bateau ralentissait de vitesse. Ils virent venir au loin un joli petit bateau en direction du leur. C’étaient les autorités américaines qui venaient recevoir le bateau français. Ils virent monter une douzaine d’hommes, tous rasés et bien habillés.
Le capitaine de bateau français avait fait ranger tous les émigrés sur un coté du pont et tous passèrent, un par un, devant les autorités américaines.
Près du grand bâtiment sur lequel on pouvait lire « Compagnie Générale Transatlantique », une petite foule de gens était sur le quai.
Le « Champagne » arrivait. C’était le dimanche 27 octobre 1901 à 4 heures du soir.

 

Premiers pas à l’ile des émigrants

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Les émigrés ne purent débarquer ce jour là, excepté ceux des premières classes.
Ceux des secondes et troisièmes classes ne furent pas contents  de passer la nuit dans ce sale bateau. Les 10 Alpins n’eurent guère à manger.
Le lendemain, ce ne fut que vers 10 heures qu’ils sortirent du bateau.
Ils furent placés dans un hangar pour passer l’inspection de la douane. Deux ou trois hommes leur firent ouvrir leur valise et regardèrent tout ce qu’il y avait dedans.
Vers les 4 heures, ils leur firent signe qu’il fallait partir.
Et, à leur grande surprise, ils montèrent sur un autre bateau. Ils se demandèrent entre eux : « Où allons nous »? – « A l’ile des émigrants, dit un passager, passer la visite ».
Le bateau partit aussitôt et bientôt aborda l’ile. Là, ils descendirent et furent introduits dans un grand bâtiment. Les uns après les autres furent questionnés, montrèrent l’argent qu’ils avaient et passèrent la visite du médecin.
De là, ils reprirent le même bateau qui les reconduisit à New York.
Arrivés au quai, beaucoup de Français les attendaient.
Parmi eux, une dame française qui connaissait un Français qui avait fait route avec les 10 Alpins : « Je suis patronne d’un hôtel ici, si vous voulez venir chez moi, je vous débrouillerai ». Ils consentirent et partirent avec elle.
La ligne du métro, à New York est placée sur un pont en fer en échafaudage dans les rues, donc, il ne gène pas la circulation des gens, des voitures, du tramway. Le seul inconvénient, c’est que, quand le métro passe, il fait un bruit formidable et souvent effraye les bêtes attelées dans la rue.
…Le métro fila longtemps.

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On a failli mourir

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Arrivés à destination, ils furent conduits à l’hôtel par la patronne, trinquèrent le verre et mangèrent avec bon appétit. Le repas était meilleur que celui du bateau et rien ne tremblait.
Comme les hommes étaient fatigués de leur traversée en mer, ils demandèrent à se coucher.
Ils furent logés dans deux chambres: 6 dans une , 4 dans l’autre.
Les 6 logés dans dans la même chambre partirent les premiers. Il y avait Honoré, son cousin Joseph, Bruno et trois autres camarades.
C’était une belle et jolie chambre. La patronne avait éclairé le gaz.
Arrivés dans leur chambre, ils se couchèrent.
Les derniers à se déshabiller furent Bruno et un autre camarade. Ils se demandèrent entre eux, en fixant le bec de gaz : « Comment qu’on éteint cette lampe? »- « Comme chez toi, fit Joseph, souffle-la. » – « Je suis trop court, je ne puis pas y arriver! »
Le dernier camarade, monta sur les épaules de Bruno, prit sa casquette et …Pouf…il éteignit le gaz.
Quel malheur serait arrivé si la patronne n’avait pas été prudente! Le lendemain, on aurait trouvé 6 cadavres asphyxiés par le gaz!
Voyant les nouveaux débarqués pas très dégourdis, la patronne s’était méfiée et s’était dit : « Voyons comment ils vont faire pour éteindre le gaz? ». Elle s’était mise derrière la porte de la chambre pour entendre tout ce qui se passait. Aussitôt qu’ils eurent éteint, elle entra dans la chambre et ferma le gaz : « Malheureux que vous êtes. Vous êtes venus pour faire fortune, demain matin, elle aurait été faite pour tous si je n’avais pas été prudente. »
Les nouveaux débarqués ne surent que dire.
Ils s’endormirent vite.
Le lendemain matin, ils étaient tout heureux de se dire entre eux : « C’est la patronne qui nous a sauvé la vie! ».

L’on se fait promener

Ils déjeunèrent, reprirent le métro et allèrent au bureau de la Compagnie de chemin de fer du Southern Pacific qui leur échangea leur billet pour traverser l’Amérique et leur donner un repas froid.
L’après midi, ils furent conduits par un Américain.
Ils firent un kilomètre à pied et, à leur grande surprise, ils se virent approcher du quai.
« Quoi, Ils veulent nous retourner en France? »
Ils se virent introduire sur un bateau… « Ce n’est pas possible? »
Là, ils reconnurent plusieurs Français qui avaient traversé sur le « Champagne ». Ils n’étaient pas contents non plus. Ils étaient mal logés.
Ils demandèrent à manger. On leur répondit par signe qu’ils ne devaient pas les nourrir.
Le bateau ne tarda pas à se mettre en marche. « Heureusement que nous avons encore des provisions de France et un repas froid, mais c’est le pain qui va nous manquer! »
Ils virent un jeune nègre qui faisait le pantin sur le bateau et qui était employé à la cuisine.
Ils lui firent signe et lui firent comprendre qu’ils voulaient acheter du pain. Le nègre partit en dansant et revint avec deux petits pains sous sa veste que les Alpins lui payèrent largement.
Ils lui demandèrent alors pour combien de temps ils seraient sur ce bateau. Il leur écrivit sur un bout de papier : « 24 »:24 heures.
Et « Oû allons nous? » Il écrivit « North-York ».
La nuit se passa très bien et le bateau arriva à midi à North-York.
Ils débarquèrent et, de nouveau, furent introduits sur un autre bateau qui traversa une grande baie.
Puis ils descendirent de ce bateau et remontèrent encore sur un autre… « Nous n’en finissons pas avec cette mer !»

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Sur le « Southern Pacific »

 

Finalement, à 4 heures du soir, ils débarquèrent, et montèrent dans le train.
Ils furent surpris de voir ce train américain : « Nous sommes en première! »
Des grands sièges en velours rouge bien propres. Un grand wagon, ouvert comme une chambre allongée. D’un coté du wagon, un cabinet d’aisance pour les femmes. De l’autre coté , pour les hommes. De l’eau glacée pour boire. Une petite chambre de toilette garnie et de l’eau à volonté!
Quand le train fut parti, les Alpins cassèrent la croute.
Pour passer la veillée, la plupart jouèrent aux cartes, puis s’arrangèrent pour dormir en baissant le dos de leur siège.
Le lendemain, le train marchait assez vite. A la pointe du jour, ils étaient dans une grande forêt.
L’après midi, ils passèrent le long d’un ruisseau où, de chaque coté, il y avait des mines de charbon. Beaucoup d’employés nègres étaient occupés à ce travail.
Au fil des jours, les Alpins passaient leur temps comme ils pouvaient. Mais c’était les provisions qui diminuaient. Arrivés à une grande gare, (quinze minutes d’arrêt) , quatre d’entre eux descendirent du train pour aller à une boulangerie et apporter du pain en abondance.
Le cinquième jour, c’était la fête de la Toussaint. Ils virent sortir beaucoup de gens d’une église qui se trouvait près de la gare : « Tiens, on dit que les Américains ne sont pas catholiques, regarde comme ils vont bien à la messe! »
Ils passèrent dans des grandes gares, des petites, des jolies, dans des mauvais pays…ils étaient toujours dans le même train et se demandaient s’ils ne changeraient pas jusqu’en Californie.
Le soir de la Toussaint, il arrivèrent dans une grande ville « Saint Louis ».
Un employé de la Compagnie leur fit signe qu’il fallait changer de train.
Ils descendirent pour aller au buffet, manger et acheter beaucoup de provisions. Le plus qui les ennuyait, c’est qu’ils ne pouvaient pas trouver du vin.
Ils rencontrèrent un Français qui leur dit : »Vous en avez encore pour deux jours et demi, si pas trois pour arriver en Californie » – « C’est bien loin cette Californie. On languit d’y arriver! »
Après avoir passé deux heures dans cette gare, un employé leur fit signe. Ils montèrent dans le train.
Les jours suivants, les Alpins étaient tous fatigués. Ils avaient tous ou les mollets enflés ou mal à la tête.

« Yes California! »

Enfin, le troisième jour, en se réveillant, ils se trouvèrent dans une jolie plaine. Au loin, ils aperçurent des petites montagnes vertes comme dans les Alpes au mois de mai.

 

 

Ils demandèrent au conducteur si c’était la Californie. « Yes. California! »

 
Près des montagnes vertes, ils aperçurent un grand troupeau de moutons qui pâturait, un berger appuyé sur son bâtonnet, deux chiens couchés près de lui : « Je parie que c’est un Alpin, dit Bruno, et s’il n’était pas si loin, on lui causerait! »
Puis ils arrivèrent dans une autre grande plaine. De chaque coté, des grandes lignes d’orangers fleuris dont on apercevait à peine le bout. C’était magnifique!
Plus loin, ils virent un attelage de 8 chevaux en train de labourer, un homme assis sur la charrue, des gants aux mains, lisant son journal. « Ils s’en font pas une miette, les Américains! »
Ils traversèrent plusieurs petites gares toujours dans de beaux pays.
Finalement, ils arrivèrent dans une grande gare.
Là, on leur fit signe de descendre pour changer de train.
Les Alpins descendirent et attendirent plus d’une heure.

Le point de ralliement : le « Bar de Gap » à Los Angeles

Au moment où ils étaient prêts à monter sur l’autre train, un Français vint leur causer : « Vous arrivez de France? » – « Oui monsieur ».
Il avait été facile de les reconnaître avec leurs gosses valises, leurs chapeaux de campagne et leurs grosses ceintures rouges
« Où allez vous? » – « 5 vont à San Francisco, 2 à Fresno et 3 à Los Angeles » – « Mais c’est ici, mes amis! C’est dommage, mais je n’ai pas le temps, je vous aurais débrouillés. »
Honoré, son cousin Joseph, et Constant Allemand des Marrons embrassèrent les autres et sortirent de la gare.
Puis ils se regardèrent tous les trois : « Où allons nous? »
Avoir une langue et ne pas pouvoir s’en servir, c’est malheureux.
Honoré leur dit : « Venez avec moi. »
Il s’approcha d’un conducteur de tramway, sortit son petit carnet et lui fit voir cette adresse : « Octave Bresson, Bar de Gap, 217 Aliso Street. Los Angeles.
Après l’avoir lu, le conducteur leur fit signe de monter dans son tramway.
Ils firent près de deux kilomètres dans la ville, puis le conducteur leur fit signe de descendre et dit à une personne qui attendait le tramway de les faire monter dans le bon : « Mais ils sont plus gentils que les Français! », dit Honoré. « Certainement », répliqua l’homme qui devait leur indiquer le tramway à prendre. Ils furent tout surpris de voir que cet homme parlait français.
« Prenez ce tramway et vous descendrez quand vous arriverez à une barrière de chemin de fer. Là, vous serez dans la rue Aliso et vous verrez les numéros ».
Ils prirent le tramway.
Arrivés au lieu, , ils descendirent, retournèrent cinquante mètres en arrière et entrèrent dans le Bar de Gap.
Ils virent là un bel homme à la moustache brune derrière son grand comptoir : «  Bonjour, vous venez de France, n’est ce pas, les amis? – « Oui monsieur » – « De quel endroit? » – « Des Hautes Alpes » – « Oui, mais de quel endroit des Hautes Alpes? » – « Du Champsaur, de Saint Jean Saint Nicolas » – « Il faut que je sache qui vous êtes, car Saint jean Saint Nicolas, c’est ma commune ».
Constant Allemand prit la parole: « Vous connaissez mon oncle, un nommé Picot? » – « Oui, il vient ici presque tous les jours, tu ne tarderas pas à le voir ».
Alors Honoré dit, en montrant Joseph : « Celui ci est un fils à Faure Célestin des Roranches et moi, je suis un fils de Faure Honoré du Freyne » – « Comment t’appelles tu? » – « Honoré » – « Tes parents doivent t’avoir parlé de moi? » – « Oh oui! » – « J’étais en service chez eux quand tu es né. J’étais tout jeune et naturellement, comme tous les jeunes, je faisais mon possible pour entendre tout ce qui se passait quand tu es né ».
Ils causèrent un bon moment du Freyne, d’une vieille mule que le père Faure avait au moment où lui était en service, et qui les avait tous jetés à terre, de tous les coins de terre et des voisins.
Le patron du Bar, Octave Bresson était natif des Richards et avait été deux ans domestique chez Faure Honoré. Il était parti tout jeune en Amérique.
…Le 4 novembre 1901, donc, les Haut Alpins étaient à Los Angeles. Ils restèrent en pension chez M. Bresson. Ils firent des connaissances avec ceux qui étaient là, en pension aussi. Ils passaient leur temps à jouer aux cartes, aux boules et à écrire à leurs parents, amis, bonnes amies…Ils ne languissaient pas trop.

Le premier patron d’Honoré, un patron dur

 

L’oncle de Constant vint le lendemain de leur arrivée. Il partit travailler avec lui.
Au bout de cinq jours, Joseph partit chez un de ses petits cousins, nommé Fleur, pour travailler.
Il ne restait plus qu ‘ Honoré sans travail.
Au bout de huit jours, un Espagnol vint demander s’il n’y avait pas d’ouvrier à la pension Bresson: « Il y a un nouveau arrivé de France » dit le patron. « Cela ne fait guère mon affaire, il faut que je lui enseigne tout » dit l’Espagnol . « Faites le venir ».
Honoré se présenta. « Savez vous travailler la terre? » – « Je n’ai fait que ça toute ma vie ».
…L’Espagnol dit à Honoré : « Je te donne 125 frs par mois » – « Très bien » dit Honoré  – « Tiens toi prêt. Nous partons dans deux heures. C’est à 8 kilomètres d’ici ».
M.Bresson fit acheter des couvertures à Honoré, une paire de bottes et du linge.
Honoré n’avait pas assez d ‘argent. M. Bresson lui en prêta.
Deux heures après, l’Espagnol arriva. Honoré mit ses affaires dans sa voiture.
Il avait un beau cheval noir. Le long de la route, il s’arrêtait à tous les cafés et buvait la bière à gros verre.
Ils arrivèrent à la tombée de la nuit à la maison du patron.
Le frère du patron se présenta et emmena Honoré à l’écurie où il y avait une quinzaine de chevaux.
Cinq minutes après, ils furent appelés à souper. Tous parlaient le basque à table.
Après le repas, le frère du patron lui indiqua son lit : un espèce de cadre et des sacs cloués par coté formaient un mauvais lit sale. Le frère du patron couché près de lui dans un assez bon lit était assez gentil.

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Les mois de cafard

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…Le lendemain matin, le réveil sonna à 4 heures ½. Ils se levèrent tous les deux et donnèrent à manger aux chevaux, les brossèrent, quittèrent le fumier et mirent les harnais. Chacun devait mener 4 chevaux.
Aussitôt la pointe du jour, le patron arriva et partit avec eux au champ. Honoré comprit vite que c’était un homme vif et un peu brute…comme un Espagnol. A la moindre faute, il s’emportait.
Il aida Honoré à atteler ses 4 chevaux à une charrue à 4 pointes et monta dessus.
Au second tournant, il fit monter Honoré sur la charrue et lui donna les rênes.
Mais, n’ayant pas l’habitude, Honoré laissa trop avancer les chevaux et le tournant se fit mal.
Le patron se fâcha et s’enfuit de colère.
Honoré pensa : « Quand il ne sera plus là, je me débrouillerai ».
Deux heures après, le patron revenu pour lui apporter le déjeuner lui dit : « Ca va déjà mieux! » – « Oui, patron, je ferai mon possible. J’aime ce travail. »
La première semaine se passa bien. Mais la semaine suivante, il commença à avoir le cafard. Il ne voyait aucun plaisir devant lui : « Au diable la monnaie! Quand j’aurai gagné mon passage, je m’en retournerai! ».
Au bout d’un mois et demi, il décida d’aller à Los Angeles pour payer ce qu’il devait à M. Bresson.
Au Bar de Gap, il paya ses dettes et passa une assez bonne journée avec de nouveaux arrivants.
Le soir, au lieu de prendre le train de 5 heures, il voulut rester avec ses camarades et partit à 10 heures à pied.
Mais, ce n’était pas le tout! Il était bien passé une fois avec son patron et croyait savoir la route.
Quand il fut au bout du premier chemin, il ne sut plus quelle route prendre. Ce n’était pas très obscur, mais personne à qui demander…et puis, ne pas savoir la langue…
Il fila longtemps sur une route puis se rappela qu’il était sur la gauche de la ligne de chemin de fer: « Je n’ai qu’à marcher sur ma droite jusqu’à ce que je trouve cette ligne qui me mène tout près ».
Il partit dans les terres, mais jamais il n’arrivait à cette ligne. Il pensait à tout, à ses amis, à sa bonne amie…un cafard terrible! Il ne lui en aurait pas fallu beaucoup pour s’arrêter et pleurer.
Finalement, il arriva à la ligne. Il fila longtemps sans pouvoir se reconnaître puis arriva à la petite gare où il avait pris le train le matin.
Là, il se reconnut. Il arriva à la maison de son patron à 2 heures ½ du matin. Fatigué, il se coucha. Mais deux heures après, le réveil sonna.
Il se leva avec ce maudit cafard et fila à son travail.
La semaine d’après, il reçut des nouvelles de ses parents, de ses amis, de la bonne amie. Tout en lisant ces lettres, il ne pouvait retenir ses larmes.
…L’été venu, trois nouveaux ouvriers arrivèrent. Ils coupèrent les foins, le pressèrent. Le patron les payait à la tonne. Ils se faisaient de bonnes journées.
Mais, vers le commencement de septembre 1902, le patron vendit son terrain.
Tous les ouvriers furent obligés de le quitter.

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Avec un singe et un perroquet

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Toutefois, avant de quitter ce patron, Honoré lui demanda s’il ne connaissait pas de place . « J’ai déjà parlé de toi », lui dit le patron. « Tu iras chez des Français. Si tu veux aller chez les Amestory,  à Gardena, tu as une place » – « Merci, patron ».
…Cette ferme se trouve à 7 kilomètres au sud de Los Angeles.
Ce qu’il avait à faire : traire deux vaches (Honoré ne l’avait jamais fait mais il apprit vite) , soigner 4 chevaux, 2 cochons, 200 poules, 300 pigeons, des dindes, des oies, des canards. On aurait dit une vraie ménagerie.
En cages : des faisans dorés, des gris, des tourterelles, des pinsons, des paons, des poules d’eau, un canari, un perroquet, un singe…
Il n’y avait pas d’enfant et pas grand travail. Les patrons, et même souvent la cuisinière, passaient leur temps à agacer le singe et le perroquet. Un singe qui leur faisait des tours terribles. Un jour, il s’élança sur la cage du canari, lui arracha la tête , partit avec elle sur le toit de la maison et vint la laisser tomber devant le patron qui sortait de la maison. Le patron furieux voulait le tuer. Une autre fois, il avait attrapé une boite d’allumettes en jouant et les avait fait prendre. Naturellement, il se brûla les pattes et cria. Le perroquet le traita de toutes sortes de sottises que lui avaient apprises le patron.
…Quand Honoré avait fini de s’occuper des bêtes, il travaillait au jardin. C’était un travail pas très  dur.
Honoré ne languissait plus guère. Il recevait des correspondances régulières.
…Mais, au bout d’un an qu’il était là, les patrons vendirent leur ferme à des Américains qui demandèrent à Honoré s’il voulait rester avec eux.
Il resta.
Les patrons prirent un maitre-domestique, et, comme personne ne parlait français, il apprit vite un peu d’anglais.
Il ne faisait plus le même travail. Comme il restait beaucoup de grains dans les champs, les patrons achetèrent 200 cochons. Ce fut le travail d’Honoré de les garder. Il avait un petit cheval, lui mettait la selle le matin et faisait le tour de la ferme pour qu’aucun ne s’égare, et , le soir, il les faisait rentrer.

 

Ce travail dura 2 mois.

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Maria, la soeur, arrive

Un jour, il reçut une lettre de sa soeur Maria lui disant qu’elle viendrait bien le retrouver. Il lui répondit de suite de venir, ou plutôt, il demanda à ses patrons s’ils ne pourraient pas l’occuper. Ils lui dirent que si.
Maria lui écrivit quelques temps après qu’elle partait de France. C’était au mois d’octobre 1903.
Quand Honoré sut que sa soeur Maria devait arriver à Los Angeles, il demanda à ses patrons 4 jours de vacances.
Il vint attendre sa soeur à la gare. Ils se reconnurent vite et s’embrassèrent de bon coeur.. Elle était avec plusieurs connaissances du pays qui venaient de France.
Ils passérent 4 jours à la pension Bresson.
Puis tous deux partirent chez le patron d’Honoré.
Ce fut difficile pour Maria. Elle ne comprenait pas la langue, et, comme dans tous les premiers temps, elle se languissait beaucoup.
Ils passèrent trois mois ensemble.
Les patrons décidaient de prendre un Chinois comme cuisinier… et renvoyaient Maria.

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Via San Francisco

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Elle partit à Los Angeles. A la pension, elle trouva deux demoiselles qui venaient de San Francisco.
Elle choisit , au bout de 15 jours, de partir avec elles.
Honoré retourna chez ses patrons, mais le travail qu’il faisait devenait difficile et pas sain. Il fallait arroser de 6 heures du soir à 6 heures du matin.
Il décida d’aller retrouver sa soeur.
Il quitta son patron et partit pour San Francisco.
A son arrivée, Honoré trouva vite des Alpins à l’Hôtel Pacific.
Un nommé Martin Joseph, de Saint Laurent en Champsaur, en était le patron.
Le lendemain, Honoré rendit visite à sa soeur qui travaillait dans une blanchisserie à un kilomètre.
Maria fut très surprise en le voyant car Honoré ne lui avait pas annoncé son arrivée.
C’était au mois d’avril 1904.
A ce moment là, Honoré était seul, pauvre. Il possédait comme toute ressource 3 à 4 mille francs.

(fin du manuscrit)

De pérégrinations en pérégrinations.

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Le récit d’Honoré s’arrête à cette époque.
Mais l’oncle Honoré n’en continuera pas moins à tenter l’aventure pour réussir son rêve américain.
Il s’acharna au travail dans cette nouvelle ville et réussit à mettre suffisamment d’argent pour acheter la blanchisserie (où travaillait sa soeur) aux demoiselles Bernard de Champoléon.
Il épousa une demoiselle Réallon, devint veuf et se remaria avec une compatriote des Ranguis.
Quand vint la guerre de 1914-1918, il retourna en France pour combattre sur le front de l’Est.
Il s’installa ensuite à Pont du Fossé, fonda une nombreuse famille, puis acheta une ferme en Isère à La Côte Saint André.

C’est son fils, Marcel Faure, qui a recueilli ce témoignage si émouvant.

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Robert-Faure-Photo-1.jpg

 Dans une ferme californienne, près d’Hollywood.  Honoré Faure, le dernier à droite.

 

 

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 Champoléards et Pontassons devant leur blanchisserie américaine. Honoré Faure, (moustaches) au centre. Sa soeur Maria, à l’extrême gauche.

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Robert-Faure--photo-3.jpgLes parents américains : l’oncle Honoré Faure et la tante Maria, sa soeur. Tante Maria quitta San Francisco pour se marier avec M. Davin. Le couple s’installa à Oxnard, une ville qui venait juste d’être fondée par les frères Oxnard, des betteraviers venus du Nord de la France.
Ils eurent une fille qui épousa à Oxnard M. Brann. Leur petit fils Bill Brann vit à Santa Barbara.

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Mariage californien d’Honoré Faure.

 

Robert-Faure--photo-5.jpg

 Honoré Faure est revenu d’Amérique pour participer à la Grande Guerre de 1914-1918. On l’aperçoit (de dos) sur le front de l’Est. Il était venu rendre visite à son frère Pierre Faure et à M. Gras (de Chorges).

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Robert-Faure--photo-6.jpg

Honoré Faure et son frère Pierre Faure (père de Robert Faure).

  Article écrit par Robert Faure ( 28 juillet 2010 )

 

 

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